Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Les Récits de la Maison des Morts
Les Récits de la Maison des Morts
12 novembre 2007

Dans l'hiver qui commençait

10_la_decouverte_

Le petit garçon ne faisait pas collection de taille-crayons. Il plantait des patates dans la terre froide l'hiver. Il n'avait pas le choix, c'était misérable, et les riches aux alentours se plaignaient souvent dans les oeuvres de cette larmoyance, le misérabilisme qui les indisposait. Avec raison, parfois, les lourdeurs sont toujours très pauvres. Souvent dans de beaux journaux, on se plaignait du misérabilisme ambiant, surtout dans quelques oeuvres, ça passe en ce moment, l'éradication est préférable. Que Diable du nerf ! Le petit garçon avait un père qui avait un cancer de l'oesophage, mais qui avait survécu, malgré la douleur physique. Atroce. C'est terrible un cancer à cet endroit, la personne a l'impression d'étouffer, plus rien ne passe, même les liquides font mal. La personne se voit agoniser. Mais il buvait énormément, son père était comme ça. Le petit garçon jouait parfois avec sa soeur, qui était petite aussi, dehors. Ils avaient un grand frère qui est mort au Brésil, une nuit, poignardé dans une ruelle sans issue. C'était un homme très violent, très bagarreur, et qui battait les femmes avec qui il couchait. Heureusement, le petit garçon n'était pas comme ça. En grandissant, il a construit un chemin de vie proche de celui de son père : les terres lui servaient de moyen de subsistance. La grande maison qui suivit fût pour lui un moyen d'inviter sa soeur, lorsqu'elle fût plus grande, sa soeur et son mari, ainsi que leurs deux enfants, un garçon et puis une fille. Les deux enfants de sa soeur dessinaient et peignaient pendant des heures en regardant le paysage à couper le souffle : la maison surplombait une vallée, et cela créait une impression d'être au bord d'un gouffre, mais à l'abri. On contemplait le gouffre sans peur, sans risque. Le cimetière était visible aussi, comme une entité. Les cimetières sont des êtres à part entière. La nuit, il y avait des bruits dans le grenier. Les enfants avaient peur. La petite en particulier. Un homme semblait monter les marches, seuls les enfants l'entendait. Ses pas s'arrêtaient devant la porte de leur chambre. Ils tremblaient comme des feuilles sous leurs couettes bien chaudes. Ils suaient la peur, les pas s'arrêtaient : mais reprenaient en haut, dans le grenier. Il y avait quelque chose dans le grenier qui marchait, un homme ou une bête. Le mari et le frère de leur mère sont montés voir un jour et ont trouvé dans la poussière des empreintes de sabots de chèvres. En Suisse, deux soeurs âgés et aveugles qui vivaient ensemble depuis plus de vingt-cinq ans entraient en communication avec quelque chose dans leur cuisine, en se tenant par les mains. Elles gémissaient, assise l'une à côté de l'autre, la bouche grande ouverte, les mains jointes, elles regardaient le plafond, comme si elles pouvaient le percer pour voir le ciel. Ensuite, une fois la révélation terminée, elles avançaient à tâtons dans la cuisine, pour trouver du papier dans un tiroir de leur vieux meuble qui datait des années soixante-dix. Avec des ronds marrons dessus pour décorer, sur fond blanc, et des fleurs aussi. Pour donner un peu de gaieté. Elles écrivaient ce qu'elles avaient reçu. Elles recevaient des adresses, de leurs guides. Car elles avaient des guides. Les guides n'étaient pas encore à la mode pour l'homme de la rue, qui n'est qu'un enfant, comparé à l'homme au chapeau melon. Ou un esclave. C'est selon l'endroit d'où on se place. Elles taillaient leurs crayons de papier, faisaient des copies. Elles écrivaient au hasard et tombaient toujours juste, sur les lignes. Elles se disaient : pourvu que les phrases sont droites. Elles l'étaient. Un miracle, ou alors leurs guides étaient là aussi. Pour ça. Elles postaient les lettres, en marchant, en se tenant par la main ou par le bras, jusqu'à la poste. Ne se faisaient jamais écraser. Même par temps de pluie. Au Portugal les bruits se sont faits de plus en plus insistants la nuit. Quand la petite fille se réfugie dans la grange, elle entend des craquements. Elle aime toucher la paille, mais elle connaît les puces qui y vivent, ça lui donnait des chatouilles dans le fond du nez rien que d'y penser. Elle ne voulait pas crier pour que quelqu'un vienne : elle s'enfermait régulièrement toute seule dans la grange. C'était son plaisir même. D'y aller. Ou alors dans la cave. Des oiseaux y entraient par la petite vitre cassée. Y faisaient leurs nids. Leurs oeufs, leurs petits qui avaient éternellement faim, le bec bien ouvert. Le vent ne soufflait jamais dans la mauvaise direction. La lettre des deux soeurs a voyagé de la Suisse jusqu'au Portugal. Jusqu'à la Maison Blanche, avec la grande grange, fabriquée à mains nues. Dans laquelle la petite s'enfermait. Ce fût sa mère qui ouvrit la lettre, elle était adressée à la petite. Les deux soeurs avaient écrit : "quelque chose rôde dans votre maison. Quelque chose de puissant, d'invisible, et de malveillant. Il faut absolument éviter à la petite fille de rester seule dans la chambre. Ou dans la grange. Nous voyons une grange, plus tard, il y aura des tremblements de terre, et des volcans qui jailliront du sol comme des champignons, dans cette grange. Cette grange est infestée de vermine, de puces, de rats et des esprits se cachent dans les coins sombres, attendent la nuit, pour foncer jusqu'à la maison, et monter les escaliers en faisant du bruit, pour faire peur aux enfants, notamment à la petite. C'est la petite. C'est elle. Qu'ils veulent, le petit garçon nous paraît moins exposé au danger. Il faut impérativement faire partir la petite, sans perdre un instant, il ne faut pas avoir peur de nous, car nous sommes de vieilles femmes aveugles et âgées. Deux soeurs. Nous habitons en Suisse. Nous savons que vous serez effrayée en lisant cette lettre, nous savions que vous alliez l'ouvrir tout de suite en mettant le nom de la petite. Nous vous en conjurons : faites partir la petite fille de cet endroit. Nous écrivons des lettres provenant d'un endroit que nous ne connaissons pas. Nous sommes des canaux. Nous sommes des messagers." La mère des deux enfants déchira la lettre, troublée.

La nuit, les grincements étaient plus violents. La fin des vacances éloigna les enfants de l'endroit. Comme si le feu avait purifié la grange. Le feu purifie pour les messagers. Les deux Soeurs en Suisse se sentaient soulagées, elles taillaient leurs crayons, encore. Mais une autre vision s'imposait, pour une autre personne, à New York, une personne qu'elles ne connaissaient pas et qui n'était pas encore à New York au moment, dans l'instant de la vision. Elles écrivirent la lettre et la gardèrent dans les lettres à poster qui attendaient leur tour, parfois des années à l'avance, les guides leur disant toujours quand poster une lettre à temps. La petite fille n'a pas vu de tremblements de terre, ni de volcans. Mes les deux soeurs de Suisse, si. Elles avaient bien vu tout ça. Elles voyaient même comment battait à l'intérieur de la cage thoracique le coeur des gens malades. Une nuit, les deux soeurs qui dormaient également ensemble, eurent le même rêve : les constellations, vues depuis une fenêtre. Une jeune femme qui regardait les constellations dans le froid de la nuit, la fenêtre ouverte, dans l'Est de la France. Dans l'hiver qui commençait. Elles écrivirent une lettre. Quelques années plus tard la postèrent. La jeune femme regardait les constellations, exaltée, emportée, grande, portée par quelque chose qu'elle avait fait et qu'elle n'avait pourtant pas le droit de faire en temps normal. La jeune femme ressentait un sentiment de puissance immense, mais pas la puissance enivrante, celle de la destruction, car pour regarder les constellations dans les yeux, mieux vaut apprendre, écouter, se taire et savoir pourquoi. Elle se sentait comme quelqu'un qui n'avait pas failli à lui-même. Quelqu'un qui avait affronté sa peur, quelqu'un qui n 'avait pas eu horreur de faire ce qu'il fallait faire, malgré le fait qu'on ne pouvait pas le faire, à cause de l'interdit. Le sentiment était puissant, grand, et la portait. Elle ignorait que la chose allait se dégonfler bien vite comme une baudruche, elle connaîtrait bientôt le revers de ce sentiment, qu'ont parfois certains soldats américains au combat. L'honneur, la patrie, combattre pour la liberté et son pays. Etre aveugle en somme. C'était vrai que Hussein était un boucher, mais ce n'était pas l'amour de la liberté qui avait primé pour le déloger de ses terres et le pendre ensuite à la va vite dans l'indifférence généralisée. Un vieil ennemi ne sert à rien lorsqu'on s'en est fait un nouveau, avec succès. Les deux soeurs avaient vu ça aussi. La jeune femme avait ouvert la fenêtre, la nuit, dans le noir total. Elle avait fuit quelque chose, quelque chose qu'elle croyait réglé, méthode radicale à l'appui pour la rassurer. Elle pensait, de toute sa naïveté crasse, qu'elle était arrivée au bout du chemin, avec cette histoire comme un feu dans une grange, aussi haut, aussi grand, aussi chaud. Les flammes léchaient même le toit de la maison. Mais ce feu n'était pas réel, elle l'avait rêvé (lui aussi). Elle rêvait de trop de choses.

Le lendemain matin, après les constellations, elle ouvrit sa boîte aux lettres et trouva une lettre dont l'enveloppe était de papier rose recyclé. Elle l'ouvrit en allant chez elle, dans son salon. Elle commença à lire : "nous sommes deux soeurs et nous recevons des messages d'un endroit que nous ne connaissons pas, nous sommes messagers. De cet endroit, tout est visible. Nous avons vu la nuit des constellations, votre nuit, la précédente, il y a quelques heures. Nous savons que cela va vous perturber, car cette lettre a été postée avant votre nuit des constellations d'hier soir, pourtant nous l'avons vue, et nous avons vu les constellations. Et nous avons été étouffées par votre force vitale, devenue noire comme de l'encre de chine. Nous savons pour le feu dans la grange et les tremblements de terre. Nous savons tout, mais les constellations sont en colère à présent. Vous défiez, vous forcez les événements, vous avez forcé quelque chose dans l'histoire, et ça n'aurait pas dû se passer de la sorte, vous aviez le choix. Mais les choses sont ainsi faites. A présent, vous avez une chance, une issue de secours, malgré tout, car tout est fait pour vous récupérer. Tout se récupère, comme notre bon papier à lettres, que nos guides nous ont conseillé." Les larmes de la jeune femme ont coulé sur le papier recyclé. Elle a rangé la lettre dans une boîte à chaussures qui était déjà remplie de lettres d'hommes pour la plupart. Suppliantes.

Deux écroulements plus tard, trois tremblements de terre et quelques feux, l'homme est allé à New York. Dans son loft il cherchait celle qu'il aimait, il était très triste. Elle sortait avec ses copines, elle n'avait pas honte. Il a reçu une lettre, un jour. Il a ouvert. Il a commencé à lire le message des deux soeurs de Suisse, qui vieillissaient, mais toujours lentement. Elles perdaient peu à peu l'usage de la parole et devenaient de plus en plus muettes. Elle, elle rentrait, se couchait, dormait seule. Elle se réveillait : seule. Elle s'habituait. Elle y trouvait son compte en se levant, même si le corps de son amant lui manquait. Le sexe manque dans l'amour, ça lui manquait, elle aimait ça avec lui. Avec lui c'était différent.

La grange n'a pas brûlé mais elle a fini par se vider de tout son foin qui s'y était passé. Elle est vide désormais et bouclée. Une femme, qui a plusieurs neveux et nièces, toujours habillée en noir, va de temps en temps à la messe, dans l'espoir de parler à son mari décédé d'une crise cardiaque à l'ombre d' un châtaignier en pleine canicule, là où il faisait habituellement sa sieste en été. En regardant l'icône du Christ, elle prie très fort pour être pardonnée. Ou pour quitter la Terre à son tour.

Les Constellations brillent toujours malgré elles dans le ciel. Malgré leurs yeux vitreux et gris, les deux soeurs peuvent les voir, de là-bas, de Suisse, on y fait du bon chocolat et l'armée, ce sont les hommes eux-mêmes. Elles ont des dents cassées, lorsqu'elles sourient, elles font peur, elles ont quelque chose de malsain dans leur physique. Elles vont dans le parc, en se tenant par la main ou par le bras, elles s'asseoient sur un banc et sourient en faisant la conversation. Elles lèvent la tête vers le ciel, elles trouvent que le soleil est chaud. Les Constellations ne savent pas qui a pu les inventer. Elles cherchent, et parfois les humains les regardent, en se demandant ce que ça fait de quitter la Terre. Si ça fait aussi mal que de perdre un être cher. Ou si ça fait aussi mal que de mourir à soi-même, pour finalement renaître dans un état étrange et parfois inquiétant, comme ces pluies qui gouttent parfois sur les lettres.


11_sablier_22

Publicité
Commentaires
A
Pour vous, mais après tout, pourquoi pas.
B
de la castration.
Publicité