Run
Chacun recèle en lui une forêt vierge, une étendue de neige où nul oiseau n'a laissé son empreinte.
Virginia Woolf, De la Maladie
Texte non relu.
Il est venu me dire qu'il pense à
moi, que parfois, mon silence l'inquiète, parfois lui est douloureux... Mais
c'est ainsi. Les chemins se tracent loin des hommes, loin des souvenirs. Loin
de ce qu'ils en pensent tous. Il te manque. Il te manque beaucoup. Trop proches
des femmes, et des mémoires inutiles. Nous ne sommes que des vers. Vous
trouviez que vous aviez un nom nouveau, et bien pas du tout, c'était une
erreur. Fondamentale. C'était une illusion, une de plus, un nouveau nom, depuis
le temps qu'on essaie de changer de nom, pourquoi pas changer de sexe en plus,
pourquoi pas de costume. Changeons les costumes qui grattent au col, et nos
façons de faire Marlène Dietrich, tout va bien Madame la Marquise, tout va très
bien. Tout ne va pas si mal que ça. Les politiques sociales sont là. Tantôt
l'inquiétude, tantôt la douleur, tantôt l'amour, tantôt le soufre, mais c'est
ainsi. Les chemins se tracent loin des agitations des hommes qui détiennent les
meilleurs rôles. A quoi pensiez-vous avant d'entreprendre un changement de nom
? Un prénom autre. Un silence autre. Ce silence est une source de chaleur. Tel
un soleil. Il fait vivre mes fleurs. Ouvre mon ventre, tu comprendras, oublie
tes souvenirs, ils n’étaient là que pour te retenir de toute façon. Telle une
ligne continue, comme votre naissance, votre mère vous portait en se disant :
les yeux d'un ange. C'est un ange. Votre mère est morte. Pour toujours. Elle
était déjà morte, quelque part, avant votre naissance. Et pas la peine de
crever l'écran de la réalité, pour s'apercevoir de ce fait. C'est irrémédiable.
Ce le fût. Vous avez beau caresser le corps de cet homme, votre mère est
définitivement morte, et vous avez beau acheter des fruits au supermarché,
penser à ce vague à l'âme de ceux qui ne sont pas fait pour porter des
costumes, qui grattent sous les bras. Ajustement injuste, je vois. Elle est
morte. Non ce n’est pas juste. Non, ce n’est pas juste. Ce n’est pas que ce n’est
pas juste, c’est juste que c’est… ainsi. Il y aurait une autre façon de vouloir
plus de justice, pour vous-même, ce cœur en grippe. Vous faites trop souvent
votre Marlène Dietrich, et tout ne va pas bien Madame la Marquise, non tout ne
va pas bien. Tout ne va pas bien en dehors de votre milieu social Madame la
Marquise, vous ne me dites pas que vous pensez à moi, que parfois, mon silence
vous inquiète, et que parfois, il m’est douloureux. Mais je voudrais lui dire
qu’il ne doit pas être inquiet pour moi. Qu’en dépit de l’horreur, des
ténèbres, qui ne viennent pas de moi, parce que moi ça va, je vais bien. Je crois. J’ai des fleurs à l’intérieur, qui brûlent
mais ne se détruisent pas. Je ne sais pas si c’est juste. Je n’en suis pas
certaine. Je me trompais souvent, vous vous en souveniez. Je me comportais
comme une adolescente. Un démon, alors que je n’étais pas un démon, pas plus un
ange. Amoureuse d’un homme de mon sang. Ce n’était pas un ange, seulement aux
yeux de sa maman. C’était un démon, avec le cœur d’un homme. Fort comme un
lion, déterminé comme une bête assoiffée de sang, une bête à plusieurs têtes.
Dans les livres ça existe. C’est mieux de regarder tomber la neige seule. Par
la fenêtre, avec un thé aux mûres sauvages. Loin des souvenirs du couple, loin des
hommes qui se tracent seuls. Il me manque. Il me manque beaucoup. Mais je me
sens libre à nouveau. Libre d’ouvrir une narine en appuyant sur l’autre. J’entends
de l’eau couler quelque part et je me sens bien, c’est une source qui vient de
naître. Ouvre mon ventre pour voir si la couleur est la bonne, si l’odeur te
plaît. Loin de tes chemins. Nos chemins ont pris des virages abrupts. Tu ne
trouves pas ? Mes mains ont été emprisonnées dans le rythme de la
Capitale, en lettres majuscules, non tout n’est pas si injuste, non bien sûr
seulement la petite partie qui se trouve de ton côté dans le miroir. Surtout ne
nous retournons pas, on ne sait jamais, il pourrait réapparaître. Avec son
rasoir. M’embrasser dans le cou, et me dire que je sens bon, qu’il adore mon
odeur, on aime pas les odeurs de tout le monde, j’ai eu souvent du mal avec les
odeurs de certains blancs, ainsi que certains arabes, ainsi que certains roux,
et bien sûr, certains noirs. J’ai toujours eu du mal. Et on ne va pas changer
de costume comme ça, en moins de deux, c’est pas comme cela que ça se fait, la
peur de le voir surgir c’est une peur déraisonnable, en même temps, j’ignore ce
que ça fait que de ne pas avoir peur. Voilà le chemin, loin des hommes, ou trop
proche, malheureusement, que je peux faire, j’ai toujours eu peur et loin des
souvenirs des hommes, j’ai toujours eu du mal. Et le pire c’est que les autres,
beaucoup d’autres sont trop occupés avec leur propre peur pour s’attarder sur
la mienne. Et je n’ai pas envie de crever l’écran de la réalité pour te donner
mon cadeau. Non. Madame la Marquise en deviendrait marteau, tout n’irait plus
très bien, elle essaierait des choses qu’il vaut mieux se contenter d’imaginer.
Elle est dangereuse. Les personnes dangereuses sont à éviter, dans la mesure du
possible. Je sais tout à fait de quoi je cause, je l’ai été, dangereuse.
Dangereuse comme la mort, écrase les insectes verts dans ton jardin, ça sent le
rance à mort, c’est une odeur qui te fait pleurer et qui te dégoûte le nez, et
tu n’as pas envie d’avaler. Ces insectes bourrés de protéines. A la prochaine Saint-Valentin,
peut-être reviendra-t-il. Me dire « c’est bon maintenant, je peux revenir ? ».
J’en avais marre. Mon cœur est jeune mais très vieux à l’intérieur, il faut que
je fasse attention. J’ai toujours voulu mourir jeune, mais je n’ai jamais voulu
revenir à la vie juste après, c’est dommage. Nous aurions pu faire les chemins
avec les hommes. Et leurs souvenirs auraient pu être plus beaux. Ou moins
moches. Et leurs prochains souvenirs pourraient s’avérer amusants et drolatiques
si toi et moi œuvrions pour une cause. Pas notre chemin, même si j’avance en
mon nom propre (mais quel est-il réellement ?). Dangereuse, c’est Serpent
qui ne se mord pas la queue pour faire joli, dangereuse comme ces femmes qui te
tournent autour, être seule a des avantages, surtout quand on l’a voulu. C’est
vraiment très agréable un grand appartement pour un seul corps. On peut essayer
des costumes. On peut traîner nue dans les pièces. On peut faire semblant d’être
morte dans le canapé. On peut laisser libre court à nos hystéries, et on peut
se sentir malheureuse comme les pierres, et on peut manger à l’heure qu’on le
souhaite, on ne doit rien à personne, et ensuite on peut dire aux autres :
« c’est trop bien d’être seule, toute seule ». Tu sais, je suis
seule, mais lui aussi il pense à moi. Il n’en revenait pas de fêter Noël chez
son ex-femme et son nouveau mari, avec leur fils. Son fils m’aime bien. Je ne l’aime
plus ce gamin. Autour je ne sais pas, il y a des grands jardins, son ex-femme n’a
pas épousé n’importe qui. Mais moi je ne suis pas n’importe quoi. Je dis juste
n’importe quoi. Tu crois ? Il est seul lui aussi après tout. Il pense à
moi lui aussi, comme toi. Loin des chemins des hommes. Qu’est-ce que c’est,
finalement, le chemin des hommes ? Des hommes qui dominent d’autres
hommes, et qui sont eux-mêmes dominés par leurs propres solitudes et hystéries
en tous genres. On aurait pu avoir des visages moins moches. Blonds aux yeux
bleus, ç’aurait été parfait, je ne sais pas, en apparence, c’est mieux. On
dirait. C’est mieux que les visages des chats gris, j’adore les petites têtes
de ces animaux, je disais zanimaux quand j’étais enfant. Aujourd’hui je suis
dans un grand appartement et j’étais heureuse, seule, et lui non, il m’a
téléphoné. On se parle mieux au téléphone. Moi je ne supportais plus sa crise
de la quarantaine. Je ne supportais plus trop et moi je suis encore toute
jeune, j’ai de la chance, la ligne continue n’est pas terminée. Pas encore.
Elle peut se terminer demain, je ne dis pas, je ne me vante de rien. Mais j’ai
de la chance. J’ai toujours eu de la chance dans ma vie. Une chance énorme.
Comme beaucoup de ces hommes, aux chemins cahoteux, il m’est arrivé de me
sentir protégée par des forces supérieures. Nous aimons tout ce qui nous est supérieur,
c’est rassurant quelque part, d’avoir des hiérarchies. Les enfants adorent. Ils
comptent, du meilleur au moins bon. C’est pour ça que je n’ai pas eu d’enfants
encore, parce qu’ils adorent l’ordre, ce qu’ils savent moins c’est que leur
désir ne provoque que du désordre. Au final. L’ordre est une invention de l’esprit,
une méprise. Denis adore l’ordre sous son désordre apparent. Pas étonnant qu’il
soit dans cet état là. Remise en question de lui-même, de nous. Nous avions un « nous »
avant. Il est toujours d’actualité, mais ce n’est plus pareil. J’ai perdu de
vue son intérêt, son goût. C’est vrai, de puis la bombe atomique, ce n’est plus
pareil. Ces chemins ont changé de trajectoire. Tu devrais t’inquiéter de cela.
Regarde mieux. C’est toujours mieux par téléphone. Même s’il faut payer, non c’est
vrai c’est illimité. Les amis m’ont tous envoyés leurs vœux par sms, sauf
certains, dont un ami musulman qui fête Noël parce que pour lui c’est important
Jésus Christ. Alors que moi si je l’avais en face de moi, il se pourrait bien
que je lui mette deux gifles, voire plus, comme Björk a fait avec certaines
journalistes, en leur tirant les cheveux violemment, en tirant sur leurs vêtements.
Comme elle, je n’ai pas eu à changer de nom, même si j’ai oublié comment je m’appelais
avant. Je crois que je dois avoir une mémoire sélective. Comment c’était avant
déjà ? J’ai bien peur d’avancer à reculons, les yeux bandés vers un futur
qui de plus en plus me met mon passé à la figure, et je ne veux plus de ça.
Je l’ai déjà trop vu ce futur-là et il n’a rien de gai, je ne peux pas le
regarder à nouveau. Je ne veux pas non plus reprendre de ces champignons
hallucinogènes délicieux qui m’ont bien aidés lorsque je suis arrivée ici à
Paris. Je ne peux pas. Mon cœur réserve le meilleur de ses lettres à des autres
buts, funestes j’ai le sentiment, heureusement je ne le mets plus ici. Oui,
loin des hommes, loin de leurs autoroutes, de leurs chantiers, de leurs chemins
à peine empruntés, loin de leurs escales, loin de leurs gares, loin de leurs
regards. Qui ne me dit rien qui vaille, Marquise, rien du tout. J’avais le
numéro de R. sous les yeux, Marquise et j’ai failli lui passer un coup de fil,
pour lui demander pardon de mon ingérence, de mon indélicatesse, de l’avoir
repoussé si vilement. Je voulais qu’il m’écoute, et j’avais envie de m’excuser,
non pas parce que je me sentais fautive, mais parce que j’avais envie de le
faire tomber dans un piège, mon piège. Il connaît mon putain de nom, et cette
personne n’est pas n’importe qui. Avec lui, je me suis enfoncée dans des
marécages douteux. Et pour la première fois, sans vraiment ressentir de honte. Cette
honte de bonne sœur vous savez, par Dieu elles se sentent épiées même quand
elles font la plonge. Ce qui est absurde quand on y pense, ou alors Dieu est
sadique, voire un connard patenté. Bref. Robert j’avais son numéro sous le nez,
encore. Je ne sais plus comment, parfois Dieu vous cligne de l’œil, à vous,
quand vous écrivez, de lui mettre votre stylo dedans, pour y déverser toute
votre encre, le bateau est trop lourd pour ce genre de costume. On s’en fiche
du reste, on s’en fiche de ceux qui cousent leurs paupières. Et bien je n’ai
pas cédé, je n’ai pas appelé. Robert est avec les hommes. Loin de moi, loin de
mon miroir. De quel côté il faut regarder ? Dans le Nord, j’y étais
tellement malheureuse mais le pire c’était ici, à Paris, j’y suis tellement
malheureuse, finalement. Mais je supporte tellement bien ce mal-être, je n’avais
plus de force depuis longtemps, et pourtant j’ai tout encaissé, comme quoi il n’y
a rien qu’on puisse vivre qui ne peut être supporté, même le plus atroce, même
le plus étrange. Et j’ai tué le Grégor Samsa, alors je peux le dire, le plus
atroce, le plus étrange, le redire. Et tu étais encore il y a peu le seul qui vaille qu'on l'attise, qu'on ne l'éteigne pas, tu me maintenais en vie, depuis ces dernières années, je le pensais, tu étais ma meilleure idée, l'inespérée, tu étais celui qui me faisait jouir, dans le bon sens du terme, de la vie. Et je le pense toujours mais j'avais tout de même, ici, dans Lutèce, besoin d'un peu d'air, avant d'étouffer sous les boules de feu de ta rancœur, que tu auras forcément à mon égard, tôt ou tard. Tu te dis : "non, moi jamais je ne pourrai te détester". Mais détrompe-toi. Tu le pourras et tu le feras. Tu le feras, crois-moi, je le sais. Je ne peux pas te dire comment je le sais. Je sais beaucoup de choses. Tu n'es pas le seul à qui je manque. J'ai beaucoup de silence pour beaucoup de personnes. J'ai tellement de silence pour les autres que cela me fait peur parfois. Et avoir peur moi je connais sur le bout des doigts. Et les autres sont trop occupés avec leurs propres peur à piano pour regarder la peur globale, tu la sens ? Non bien sûr, parce qu'elle cogite, elle s'agite. Avec tout ce qui existe, le reste, elle n'est pas toujours la plus forte, souvent quand même, je ne sais pas trop en fait. Il faut que je comprenne comment le feu fonctionne. Et j'avais besoin de te mettre avec les hommes, loin de mes chemins. J'ai failli écrire chimères. Chemins bien sûr. Il fallait que je te mette là. Loin, très loin, pas trop loin mais très loin en même temps. Pour pouvoir boire un bon thé aux mûres sauvages. Seule dans un grand espace vide. A penser à ces êtres qui sont très contents : "ah oui moi j'adore la solitude". Et en fait ils pleurent lorsqu'ils se couchent. Et puis un jour ils arrêtent de pleurer, les pleurs se font silencieux. Le cœur effectivement, s'habitue pour de vrai. Je connaissais un homme, il est mort d'une crise cardiaque un bel après-midi d'août, il était marié et il avait beaucoup d'amis et tout le monde pensait que c'était un homme bien, alors qu'en fait c'était un homme bourré de défauts et qui faisait du mal aux autres, à certains autres, et bien il avait beaucoup de monde autour de lui, et il était très seul. C'est même étonnant qu'il ne se soit pas donné la mort plus tôt, enfin, il ne s'est pas donné la mort, c'est la mort qui s'est donnée à lui. Un bel après-midi d'août. Il y a parfois une justice sur cette planète, mais malheureusement pour la trouver il faut aller loin, très loin, trop loin du chemin des hommes. De leurs autoroutes. De leurs gares. De leurs escales. De leurs points informations quand on est en voiture, sur le chemin des vacances, et qu'on a plein de sang sur les mains, du sang invisible qui pèse des tonnes, des tonnes, des tonnes. En août, ça fait mal, comme des couteaux permanents dans les bras, et comme les règles le sang il coule, ça ne fait pleurer personne, pas le beau monde (Terre) en tout cas. Tout ce sang et cet être en soi, qui rote et qui pète dans ses excréments, avec ses yeux injectés de sang et sa peau jaune à cause de son foie, qui ne fonctionne pas. On ne croirait pas, Denis, avec mon corps, mes seins que tu aimais téter, et mon sexe que tu aimais bouffer, tu n'imaginais pas à l'intérieur de moi cet être-là, et tu n'imaginais pas du tout qu'il était aussi en toi. Un homme et une femme c'est souvent pour soutenir la pourriture, rien d'autre, pour maintenir les choses telles qu'elles étaient. Oui, il faut aller loin des hommes, pour ce bout de justice-là, mais ce n'est pas grave mon amour, car c'est bientôt la Saint-Valentin. Tu lui manques énormément, tu lui téléphones tout le temps, tu lui dis "c'est quand que je reviens à la maison ?", mais ce n'est pas grave mon amour, pour toujours... C'est bientôt la Saint-Valentin et, bien sûr, le Jour des Morts.