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Les Récits de la Maison des Morts
Les Récits de la Maison des Morts
2 février 2008

Chevalets de Chevaliers

arthus_bertrand_coeur

"Les époques déteignent sur les hommes qui les traversent"

Honoré de Balzac, La Vieille Fille

"Rien ne devrait recevoir de nom, de peur que ce nom même ne le transforme"

Virginia Woolf, Les Vagues

Mardi 13 novembre 2007, 6:38

Elle se leva, avec un goût métallique dans la bouche. C'était du sang. La nausée de fer. Elle alla se brosser les dents, avant de manger quelque chose. Elle se lava le visage et les avants-bras. Mais seule, sortie de son sommeil, elle n'avait pas d'autres façons de vivre. Elle s'en rendit compte en se regardant dans le miroir fixement, en s'essuyant les mains.  Elle mit de l'eau à chauffer. Elle attendit l'ébullition, en baillant, en regardant les étoiles dans le ciel noir. Elle aimait le bruit du gaz, dans le noir, la lumière, et regarder par la fenêtre le ciel sombre. Parsemé de ces points de lumières, les ancêtres. Elle se prépara son petit thé. Comme il fallait. Elle s'imaginait ce qu'il faisait : il était minuit cinquante chez lui, six heures de moins. Ou de plus ? Elle hésitait encore. Elle avait souvent des hésitations. Des démangeaisons au pied droit.
Elle buvait son thé en regardant sa toile. Dans cette pièce, un bureau, un ordinateur encore éteint, des papiers, des trombones, des lettres bien rangées, laissées là juste après son départ, une bibliothèque à côté avec leurs livres, leurs trésors, mélangés les uns avec les autres, il n'y avait donc pas que leurs corps qu'ils mélangeaient, et tout le reste se constituait en peintures posées par terre, une seule était debout, sur un chevalet en hêtre massif traité à l'huile de lin. Elle a caressé le chevalet pendant cinq ou six secondes, parce qu'il était neuf. C'était lui qui lui avait offert, en déménageant, son vieux chevalet agonisant s'était cassé la gueule à cause de putains de déménageurs qui ne savaient pas faire attention aux affaires de leur client. Elle avait eu de la peine de le voir réduit à l'état de buches pour la cheminée.
Sous la douche elle se demandait comment il faisait. Sans elle, tous les jours. Mais elle ne pensait pas qu'à ça. Des images inquiétantes lui venaient sans cesse. Comme le visage pourri de sa mère, du fond de sa tombe. C'était macabre. Elle le savait, en savonnant ses seins. La mousse du savon n'y peut rien, les choses macabres existent. Elle utilisa un savon très doux et adapté pour son sexe. Elle faisait toujours très attention à cet endroit-là. Ce n'était pas tant une coquetterie qu'un rituel dont elle était prisionnière et qu'elle ne cherchait même pas à stopper. C'était comme ça. Elle avait des rituels étranges sous la douche, se laver le sexe longtemps en faisait partie. Lui, lui qui était loin avait compris. Elle lui en était reconnaissante, d'accepter le linge sale avec. Tous les jours, son sexe devait être clean.
Elle avait rêvé de son corps. Elle avait vu deux femmes avec lui. Deux femmes étranges. Aux cheveux ébouriffés, un peu comme dans les années 80 qui reviennent à la mode, dans dix ans nous aurons la nostalgie des années 90. Il dormait et les deux femmes étranges étaient à côté de lui l'entouraient lascivement. Elles étaient nues et sexuelles dans leur attitude. La pièce était plongée dans une inquiétante pénombre. Sous le lit quelque chose bougeait, une sorte de bête. Le symbole de l'adultère, pensa-t-elle.
Au téléphone son père lui avait dit qu'elle ferait bien de venir le voir. Qu'il avait très envie de la voir. Qu'il se sentait en forme pour faire une longue promenade. Ils se promenaient longtemps ensemble, à présent qu'elle était devenue une jeune femme, et lui un vieil homme. Il lui parlait de choses inédites, le rapport était devenu étonnant, et suite à la mort de sa mère, ce rapport défiait les pires démons qui tentaient encore de la tourmenter. Le terme démon n'étant pas utilisé à la légère. Comme aucun autre mot ici. La cicatrice n'a rien à voir avec l'amatrice. Le créateur quant à lui, paye encore son dû à l'usurpateur.
Elle repensa au jour où elle vit les mollets de son père en short : devenus vieux. La peau de ses mains, sur le dessus, avec des taches de vieillesse. Les rides qui font, soi-disant, qu'un homme devient beau et une femme laide. Elle pensait que la vieillesse n'allait à personne véritablement sauf peut-être à Paul Newman, et encore. Mais en voyant son père en short, elle avait eu un pincement terrible au coeur. Comme si un nerf cherchait à le faire tomber dans le ventre avec les viscères. Elle s'était rendue compte que son père n'était plus l'homme fort de son enfance. Elle avait un problème avec ça.
Maintenant, elle passe dans le salon, elle a les mains pleines de peinture. Elle décroche son portable, elle regarde dedans, pas de messages. Elle attend un message. Elle pense à un artiste parisien, avec qui il s'est passé une chose, une chose sexuelle, purement sexuelle. Avec qui elle a pu remettre le disque encore une fois. C'était le dernier. Cela faisait un an maintenant qu'elle n'avait pas cherché un homme avec qui elle aurait pu remettre le disque. Le disque de sa volupté forcée. Le disque de cet ancien volcan fané, dans sa pauvre mémoire, mémoire qui lui faisait défaut, probablement les peintures qu'elle respirait, ou sa tendre jeunesse défoncée. Ce disque elle l'avait aimé jusqu'aux larmes à en souffrir. Jusqu'à la haine de maudire.

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Elle était consciente que le monde lui appartenait.

C'était pour ça qu'elle peignait.

Elle n'avait pas de force dans les bras, tout était dans ses yeux. La poisse.

En gros, la vieillesse de son père était comme un avertissement : ce qui a été se termine, mais ne recommence pas. Pas si on le souhaite. Et ça lui avait pincé le coeur, comme un nerf à l'intérieur, qui aurait cherché à le faire s'écrouler dans le ventre. Tombé dans le ventre, le coeur est exposé. Il existe des malformations de ce type, rarissime, où le coeur se trouve dans le ventre. Elle y pensait en entendant le bruit de son coeur. Elle aimait écouter le bruit des coeurs de ces disques, comme cet artiste. Il lui avait donné l'envie d'arrêter là. Comme ça. Sans vraiment comprendre pourquoi, sans que cela ne s'explique clairement avec des mots choisis. La pauvre, elle ne s'expliquait pas ce phénomène qu'elle traversait, et que des millions d'autres avaient certainement traversé avant elle.
Comme une gamine, fugacement, elle se sentit comme revenue à son adolescence encore proche, en lui envoyant un message par e-mail (courriel on dit à l'Académie Française). Elle s'était dit qu'il était trop occupé pour lui faire coucou aujourd'hui. L'adultère ça ne fonctionne que chez les gens qui font un pacte, pour trahir un pacte il faut d'abord le faire, le passer, quelle logique implacable, et l'adultère n'est que pour les gens qui s'aiment finalement, comme le disent bon nombre de machos invétérés (et invertébrés). C'était fugace mais elle était heureuse d'être seule dans l'appartement, elle n'aurait pas aimé que quelqu'un regarde ce moment, où comme une adolescente, elle avait eu le coeur battant d'envoyer un "je t'aime" à son amant d'outre-Atlantique. Et pas d'outre-tombe. Mais elle n'était pas surprise de s'enflammer d'un rien comme cela, à présent que le processus d'abandon du Golem était en marche. Le Golem avait eu sur son front, la lettre ae effacée, du coup il avait disparu dans les ténèbres. Il était retourné à la poussière, comme nous retournons tous à la poussière (les hommes, les militaires, les enfants et leurs mères). Elle s'enflammait souvent d'un rien, que ce soit avec le Diable dans un putain d'hôtel parisien, ou le Christ, dans un... dans le même putain d'hôtel parisien.
Elle avait trouvé un prétexte pour ne pas aller voir son père. Son envie de peindre ce jour-là passait bien au-delà de la vie aux alentours, la consommation, la politique, et même des baleines, pourtant sublimes à regarder en vrai. Seul son amour parasitait son chemin, son chemin qui ce jour-là était dans la peinture. La mousse du savon ne peut pas soutenir la comparaison. Le père comprenait les états de sa fille, même si au fond de lui, elle le sentait, il aurait aimé qu'elle fasse plus attention à elle. En effet on croyait qu'elle ne faisait plus attention à personne dans ces moments-là, mais elle, elle s'en fichait. Elle ouvrait l'huile, elle ouvrait la peinture. Elle se faisait à manger très vite. Un oeuf sur le plat, une petite salade. Manger à midi lui avait toujours donné la nausée. Pas la nausée de fer, pas celle du sang. Manque de calcium dans les os peut-être. Pas celle-là. Pas la nausée de fer. Il faut préciser le type de nausée. Beaucoup ne précise pas, notamment un mort célèbre, on doit préciser à notre époque. Il faut tout préciser. Notre époque... Qu'est-ce que ça veut dire pour toi ? Son amour d'outre-Atlantique parlait souvent de "notre époque" dans des dîners avec ses amis, qui avaient tous un point de vue, parfois bien compliqué, sur "notre époque". Elle avait encore des images de sa mère morte, qui indiquaient bien une certaine forme banale de déséquilibre mental. Elle aimait ses vieux pots de géraniums cassés, à l'entrée du jardin des roses.
Au téléphone elle lui a parlé de sa peinture. Son père était toujours à l'écoute. Vieillissant, mais toujours à l'écoute. Elle était consciente de cela, aussi. Elle a pensé qu'elle avait de la chance de l'avoir encore. Elle le pense souvent, elle l'a même pensé quelques mois plus tard encore. Parfois, elle pense dans un élan d'altruisme étonnant et stupéfiant de sa part, qu'elle a beaucoup de chance d'avoir un corps en bonne santé. Son amant lui avait dit un jour au lit après avoir fait l'amour : ça se sent que tu remercies la vie d'être en toi. Elle avait noté la phrase parce qu'il lui sortait des choses monstrueusement belles. Monstrueusement enfantines. Très différentes du vieux disque.
Le goût de fer dans la bouche n'est pas resté. Il faisait nuit lorsqu'elle s'est rendue compte qu'elle était encore en train de peindre. Le téléphone fixe avait trois messages en attente. Elle n'avait pourtant pas entendu la sonnerie retentir. Trois fois de suite. Elle avait sommeil. Elle avait envie de son lit. Elle a écouté les messages. Un connard, une pute, un salaud. Elle a tout effacé. Rien n'a été gardé. Dans certaines circonstances, elle garde tout.

Absolument Tout.

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