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Les Récits de la Maison des Morts
Les Récits de la Maison des Morts
21 janvier 2005

Gabrielle reviendra

Gabrielle est née le 10 août 1899 à vingt et une heure trente. C'est sa mère qui a voulu savoir l'heure. Elle est née dans la maison familiale. Angéline est née le 10 août 1979 à vingt-deux heures à l'hôpital de Nancy en Lorraine. La nuit commençait juste. 80 années séparent Gabrielle et Angéline. Elles n'ont pas le même sang. Elles n'ont jamais eu le même sang, il n'y avait aucun lien de famille. Gabrielle ne parlait plus à ses enfants. La seule chose qui les liait c'était leur espèce : humaine. Elles s'aimaient. Gabrielle était la voisine des parents d'Angéline. Gabrielle était une femme forte et dure comme le fer. Mais gentille. Dure mais humaine. Elles étaient de la race humaine de la Maison des Morts. Elles s'aimaient. C'était bien d'être petite et d'aimer une vieille qui faisait office de grand-mère. Les vraies grand-mères d'Angéline étaient mortes et c'était mieux comme ça. Elle aurait préféré Gabrielle de toute façon. Gabrielle a vu la Grande Guerre, a vu des morts sur les trottoirs, des soldats, et pendant le Seconde Guerre Mondiale a caché des Juifs chez elle, Française. On l'appelait Gabi quant on apprenait à l'aimer. C'est comme Angéline, il faut apprendre à l'aimer, on la déteste au début. On se dit : c'est qui cette pute qui prend la parole comme ça un peu partout ? Qui nous casse nos rêves en nous imposant ses croûtes ? C'est qui cette pute qui dit ce qu'on cache, c'est-à-dire notre sexe puant ? Bref, Gabrielle a été très courageuse, elle risquait la mort à cette époque-là. La mort était appelée souvent à cette époque-là, à cause de la race. Car les Allemands ne supportaient pas que d'autres êtres humains ne soient pas Allemands. Le peuple était autant coupable qu'Hitler, coupable de bêtise au moins. De croire en de grandes figures. En des grimaces ridicules et des phrases carrées. En Dieu ou en Diable silencieux. Gabrielle dans son village a été la première fille à oser des trucs nouveaux. Un pantalon. Les cheveux courts. On lui lançait des quolibets, les gens riaient en la regardant comme une folle : elle se prenait pour un garçon, quelles moeurs devaient-elles avoir ! Elle aimait un garçon. Elle aurait pu aimer une fille, ç'aurait été pareil pour les autres : sa vie aucun intérêt. Juste pour elle-même. Elle aimait son homme, Claude. Qui est mort deux ans après la naissance d'Angéline. D'une crise cardiaque. Il paraît que Claude a pris Angéline bébé dans ses bras, lui a donné le biberon, tandis que Gabrielle et la maman d'Angéline dansaient pour fêter la naissance du bébé, rentré de l'hôpital. Le papa d'Angéline était tellement heureux d'avoir une fille qu'il est rentré s'occuper de son fils aîné. Le petit garçon, Thomas, lui a dit : alors alors c'est quoi ? Une fille ou un garçon ? Le père a dit : une fille et on va l'appeler Angéline. La mère voulait plus Angélique, plus classique. Le père a dit : non, Angéline. Et à Thomas : Tu as une petite soeur. Thomas a fait la gueule mais après il est tombé amoureux de sa soeur. Amoureux dans le bon sens du terme, qu'est-ce que vous allez imaginer. Le père a fait des frites en pleine nuit pour fêter l'événement : il ne savait pas cuisiner. Il a joué de la guitare avec son fils, il a pleuré un peu de joie, il lui a fait fumer une bouffée de cigare, ils ont dormi et en se réveillant, le père il a recommencé à pleurer chez Gabrielle, la vieille jeune, qui faisait encore du vélo à 90 ans comme Virenque mais sans la drogue "à l'insu de mon plein grès", qui s'occupait de son jardin, de ses groseilles et de son cerisier. Qu'elle avait planté en sachant qu'il ne prendrait pas et miracle, il a quand même pris. Elle le soignait, elle l'aimait son cerisier. Petite Angéline s'est habituée à Gabrielle et à l'arbre. Gabrielle essuyait donc des quolibets à l'époque où elle avait osé se couper les cheveux courts. Comme un garçon. La honte à l'époque pour une femme, et porter des pantalons. Pourquoi interdisait-on le pantalon aux femmes ? Parce que les hommes avaient besoin de sortir leur queue vite pour baiser. Dans les milieux populaires, notamment au Pas-de-Calais, dans les Corons les femmes (pas toutes c'est vrai) aux corps populaires et généreux ne portaient pas de culotte, dans un coin ç'allait plus vite pour faire une autre bouche à nourrir en plus. Le milieu ouvrier avait beaucoup de charme à revendre à l'époque, aujourd'hui ils gueulent contre un système qui les fait saliver à mort. Donc on peut jouer de la harpe ça ne changera rien mon frère. Mohammed. Gabrielle n'était pas parfaite : elle n'aimait pas les étrangers, elle n'était pas évoluée là-dessus. Mais personne n'est parfait. Elle avait des livres dans sa bibliothèque, Voltaire, Colette. Pas beaucoup. Du vieux chocolat dans ses placards. Elle aimait se promener. Claude est mort d'une rupture d'anévrisme. Elle l'aimait. Elle cachait les Juifs dans le grenier, dans des faux plafonds, dans des malles, leur apportait le peu de nourriture qu'elle avait. Les Juifs sont sortis en pleurant de chez elle le jour où toute cette horreur s'est terminée. La vie passe vite. En 1997, Gabrielle est morte à l'âge de 98 ans. C'était un jour d'octobre. Thomas est né en octobre. Thomas courait les filles à l'adolescence. Il a oublié d'aller voir la vieille qui mourait lentement dans sa maison jaune. Il passait à côté, il avait besoin de voir des filles de son âge qui se prenaient pour des femmes parce qu'elles avaient des clopes au bec, petites connes. Angéline était une petite fille calme et souriante, il n'y avait pas de vice comme on peut en trouver dans le fils de huit ans de Sophie, Salvator qu'elle l'a appelé, son gosse c'est Dieu, beau comme une merde de chien écrasée par terre, intelligent comme la bille coincé de mon stylo, une purge ce gosse. Comme elle d'ailleurs, une femme fausse. Une femme qui vous fait un sourire et qui ensuite va dire : cette fille elle ne vaut rien. Comme ça : elle a parlé comme ça de Marie. Alors que Marie vaut quelque chose. Sophie tellement fière de sa Mazda. Qu'elle a acheté en lising. Je le sais c'est Jean-Marc qui me l'a dit. Comme si moi avec mon C3 je valais moins. Les gens vivants sont vraiment morts décidément.

Angéline est devenue adolescente et elle a coupé les liens avec Gabrielle. Parce qu'elle était devenue quelqu'un de bloqué. Par un mystérieux événement. Ses parents n'ont jamais su, Gabrielle n'a jamais su pourquoi. Elle vivait la nuit et refusait le jour. C'était devenu Angéline la nuit et plus Angéline le soleil comme au temps de son enfance. Elle pleurait sur son sort. Cela lui permettait de croire ce que son oncle lui avait dit un jour : tu es belle. Mais elle se sentait mourir en elle. Dieu lui même avait baissé les bras. Elle n'était plus Angéline le soleil mais Angéline la nuit et la nuit elle mettait des robes noires et s'allongeait sur son lit en attendant la mort. Elle n'avait pas assez de courage pour se la donner. Le courage est venu plus tard. Dans une émission de Jean-Luc Delarue, elle aurait dit, pour pas lui faire de peine à cet homme magnifique : j'ai fait plusieurs T.S., comme disent les ados, c'est à la mode. Tentatives de suicides. Alors qu'elle avait honte de s'être ratée plusieurs fois. Honte d'être sur la chaise à se mettre la corde au cou accrochée aux escaliers tandis que son grand frère rentrait avec sa petite amie au même moment. Ils se regardaient interloqués et hop, ce jour-là, elle a sauté. Elle a eu mal au cou. Thomas avec son sang-froid légendaire s'est précipité pour remettre la chaise et la soulever et lui enlever la corde. Après, ils sont tombés par terre, elle a eu mal au genou droit. Et là il lui a foutu une gifle d'enfer. Non mais tu te rends compte du chagrin que tu aurais fait à maman et à papa ? Tu te rends compte un peu de ça ? Et de nos vies à nous trois qu'est-ce qu'elles vont devenir si tu meures ? Tu réfléchis des fois ou pas ? Elle ne l'avait jamais vu hurler. Angéline toussait, les yeux pleins de larmes. Ensuite son frère l'a prise dans ses bras. La petite amie s'est mise à pleurer, on se serait crû dans un épisode de...La petite maison dans la prairie. Alors qu'Angéline vivait déjà dans la Maison des Morts. C'était ainsi. Cet épisode, les parents ne le connaissent pas. Comme la phrase de l'oncle. Ils connaissent les médicaments mais pas la pendaison. Mon frère n'a rien dit. J'éprouve le besoin de dire je, bizarre. Il a gardé le secret. Je lui en suis reconnaissante. Ainsi que de m'avoir sauvée la vie. Je leur ai dit que j'avais une angine cette semaine-là. Ils se sont inquiétés : en plein printemps doux ? Petite, Angéline souriait au soleil qui était la Maison de la Vie et du Feu. Elle l'aimait. Ensuite, une histoire de grange, d'odeur du foin, encore en mémoire, le soleil pas loin, et elle a voulu voir le sexe des hommes, en détails, comme Holly Hunter dans CRASH, elle s'excite devant des programmes de crash-tests. Elle a voulu voir pourquoi ça rentrait si bien quand on aimait quelqu'un et si mal quant on avait pas envie. Elle a oublié Gabrielle a cause de la merde noire dans sa tête et dans son coeur. Gabrielle est devenue aveugle. Dans son lit, elle a réclamé Thomas et Angéline. Thomas est revenu la voir, moi pas. Je n'ai pas pu. Quelque chose que j'aurais voulu lui dire que je ne lui ai jamais dit. Mais j'aurais l'occasion quand j'irai la voir ou quand elle reviendra. Sinon le couple qui a acheté sa petite maison jaune a fait des changements. Ils l'ont repeinte en blanc, ils ont remplacé les vieilles fenêtres, ils ont fait d'importants travaux à l'intérieur. Ils ont eu un bébé. Ils lui ont fait une chambre. Surtout : ils ont coupé le cerisier dans le jardin, ils voulaient faire une terrasse. Là, en passant en voiture, c'est vrai qu'un jour j'ai souhaité que leur bébé meurt dans d'atroces souffrances pour avoir coupé l'arbre.

Angéline.

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Commentaires
A
Oui, et on voit tous que vous n'en faites pas partie. <br /> <br /> Bien. <br /> <br /> Quelqu'un voudrait ajouter quelque chose ?
A
Sans finission ni polissage c'est pas mal non plus les inutilités : "il n'y a pas de sots métiers , il n'y a que de sottes gens "
A
Je vous présente A. Laurids. Finisseur et polisseur d'inutilités.
A
ça arrive parfois cette gémelleité bizarre, sans lien de sang .
A
Moralité : de Boris Vian, à l'inspecteur Gadget, il n'y a qu'un pas et il s'appelle : King Kong ?
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